Luigi Russolo



Présentation

Chronologie

Le rôle de Luigi Russolo



(Portogruaro, 1886 - Cerro di Laveno, 1947)
Peintre et compositeur italien.






Le rôle de Luigi Russolo
G. F. Maffina
(Traduit de líitalien par Michèle Cohen)
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(Le Rôle de Russolo constitue le deuxième chapitre du livre Luigi Russolo e l'Arte dei rumori (1978), aujourdíhui épuisé, de G. Franco Maffina, directeur de la Fondation Russolo-Pratella. Lire à ce sujet líarticle le playdoyer de Philippe Blanchard.).



Dans une lettre datée de 1933, Luigi Russolo écrivait en ces termes à son ami Depero da Tarragona en Espagne où il s'était rendu afin de poursuivre ses recherches philosophiques : "Le travail et les recherches auxquels je m'attache en ce moment sont trop différents de ceux que j'ai entrepris jusqu'à présent et encore trop éloignés d'un but ou d'un résultat pour que je puisse en parler. Mais tel est mon destin : une fois les solutions trouvées et les problèmes résolus, chercher encore ñ comme poussé inexorablement par un démon intérieur ñ à me confronter à d'autres problèmes et à entreprendre de nouveaux travaux. C'est pourquoi il míest difficile de parler de mon ancienne activité qui désormais ne m'intéresse plus, tout absorbé que je suis par la nouvelle...".
Une confession autobiographique extrêmement utile pour comprendre la personnalité complexe de Russolo et son intérêt pour des domaines aussi variés que peinture, musique et sciences occultes qui semblent n'avoir aucun lien entre eux.
La musique fut líune des passions communes de la famille Russolo, à commencer par le père, Domenico, qui était organiste de la Cathédrale de Portogruaro et directeur de la Schola Cantorum de Latisana ; jusqu'aux frères aînés, chacun diplômés du Conservatoire Giuseppe-Verdi de Milan : Giovanni en tant que violoniste, altiste et organiste, et Antonio en tant que pianiste et organiste également. Ce dernier bien que n'adhérant pas explicitement au Futurisme vécut dans son influence, participant indirectement à l'aventure musicale de son frère Luigi en écrivant bon nombre de musiques pour les instruments de celui-ci. Il dirigea notamment l'orchestre mixte d'instruments traditionnels et de bruiteurs lors des trois concerts parisiens de 1921 au théâtre des Champs-Elysées. Luigi Russolo, bien qu'ayant été initié dans sa jeunesse par son père au piano et au violon, n'était pas un musicien au sens propre du terme, ne connaissant pas les règles de la composition. C'est pourquoi il avait toujours besoin de musiciens professionnels tels Casavola Fioda ou son frère Antonio, même si ces derniers n'arrivaient pas toujours à satisfaire les exigences que requérait la nouveauté de ses instruments.
Russolo reconnaît lui-même cet état de fait dans une lettre qu'il écrit de Paris à sa femme, le 1er juillet 1927, après un concert de Russolophone et d'archet enharmonique :
"J'ai retrouvé le même enthousiasme lorsqu'au lieu de la Fantaisie pour piano et Russolophone, jíai fait une improvisation assez réussie pour Russolophone à partir de combinaisons de timbres. J'en tire la conclusion suivante : C'est quand je fais le moins de musique au sens classique du terme et là où il y a le plus díenharmonie, que j'obtiens le plus de succès. Ce qui confirme mon opinion. Il faudra que les musiciens qui à líavenir écriront pour moi comprennent cela et qu'ils se montrent moins traditionnels, faute de quoi j'écrirai moi-même ma musique, moi qui ne la connais pas ñ à líimage de la nouveauté de mes instruments. Mais faites comprendre cela à des musiciens qui pensent être à líavant-garde..."

En effet le terme de ìmusicienî tel qu'on l'entend habituellement ne peut s'appliquer à lui dans la mesure où il ne composa jamais de musique en utilisant les canons traditionnellement enseignés dans les conservatoires, exception faite des trois compositions pour bruiteurs exécutées lors du premier concert public au Théâtre dal Verme de Milan, le soir du 21 avril 1914 et qu'il intitula tout simplement Spirales de bruits comme s'il voulait souligner à quel point ses compositions étaient hors normes.
Sa biographie nous apprend qu'après avoir terminé ses études secondaires au séminaire de Portogruaro il rejoint sa famille à Milan où elle était venue síinstaller pour permettre à Giovanni et Antonio de suivre les cours du Conservatoire. Pendant quelques temps il travailla comme stagiaire chez le restaurateur Crivelli, l'aidant à la restauration des décorations du Château des Sforza ainsi qu'à celle de la Cène de Léonard à Santa Maria delle Grazie. Contrairement à ses frères aînés, il choisit d'abord de pratiquer la peinture, bien qu'il ne suivît pas les cours de líEcole des Beaux Arts de Brera, (comme le fit Carrà par exemple) Il se consacra plutôt à líétude des artistes contemporains (il est possible qu'il ait suivi des cours du soir). Nous ne lui connaissons aucun maître particulier, ni ne savons rien de certain quant à sa formation artistique.
Cette absence d'enseignement véritable à la base de la culture figurative de Russolo nous porte à voir en lui des capacités innées s'épanouissant d'elles-mêmes. Cette absence parait plus singulière encore lorsque l'on considère son activité de graveur, celle-ci exigeant pour un débutant une certaine technique.
Mais si l'on ne peut trouver de véritable maître à Russolo, il ne faut pas oublier le grand foisonnement culturel et artistique qui animait Milan au début du siècle, et plus particulièrement l'activité fervente, à cette époque, des symbolistes. L'úuvre graphique de Russolo dans son ensemble, est marquée par leur influence, même si transparaît clairement sa veine personnelle.
Un examen attentif de sa production graphique permet d'y distinguer trois périodes : Une première, clairement symboliste, une seconde que l'on peut définir comme pré-futuriste et une troisième marquée d'une empreinte futuriste plus forte.
Les gravures réalisées entre 1907 et 1909 appartiennent à la première période et la poétique de Russolo semble mal assurée comparée aux suggestions du symboliste Previati ou au travail díEnsor.
La composante décadente, marquée par des références littéraires, donne au symbolisme de Russolo une certaine particularité, qu'on retrouve, tel un leitmotiv, à partir de son tableau Autoportrait aux crânes de 1909 jusque dans les úuves qui suivent : Souvenirs díune nuit de 1912, L'homme mourant de 1911, ou Nietzsche de 1910. Ces références témoignent de certaines prédominances culturelles communes à Russolo et à bien d'autres. Poe "relu" par Previati transparait dans des gravures telles que Caresses et Mort, Moyen-âge, et Le Triomphe de la Mort ñ encore un titre qui fait directement référence à la littérature de líépoque. Autant d'indices de la participation à un climat et à une situation qui sont, par de nombreux aspects, voisins de ceux dans lesquels mûrirent et se développèrent les futuristes, et en premier lieu Marinetti lui-même.
Les documents concernant sa période pré-futuriste sont extrêmement pauvres ; les seuls faits avérés restent ses participations à l'exposition du Noir et Blanc de 1909, et au mouvement artistique Milanais en général. On trouve des publications faisant référence à cette exposition et au succès personnel que Russolo y rencontra, ainsi que l'attestent plusieurs critiques faites après coup, et qui à côté de jugements sévères sur ses úuvres futuristes, font un acceuil très favorable à son travail de graveur.

L'exposition de 1909 n'est pas de moindre importance dans l'histoire de Russolo car elle est l'occasion de sa rencontre avec Boccioni qui venait de rentrer de Russie : rencontre capitale pour le travail futur de Russolo qui évoquera plus tard, en 1933, dans les pages de Dynamo futuriste de Depero cette lointaine rencontre :
"Nous nous présentâmes l'un à líautre. Nous nous trouvâmes beaucoup d'affinités. Nos idéaux artistiques très proches, une haine égale pour le déjà-fait, pour le réchauffé, les lieux communs sur l'art, tout cela nous rapprocha. Nous devînmes amis, profondément amis..."
A partir de ce moment, les thèmes des gravures et des tableaux de Russolo montrèrent une certaine correspondance avec ceux de Boccioni : thèmes de chantiers, de périphéries des villes, ñ sujets typiques des futuristes ; mais également, tout comme chez Boccioni, le thème de la mère, plusieurs fois repris. La gravure Parfum, en particulier, ne rappelle pas le tableau homonyme mais bien celui de Boccioni Etude de tête de femme dont il reprend même la coupe en arc caractéristique des compositions de Boccioni.
Bientôt la relation Russolo-Boccioni ne se limita plus à une simple relation d'amitié, à un combat commun dans les batailles futuristes, mais eut une influence considérable sur la production graphique de Russolo, dans laquelle apparaissent les mêmes thèmes que ceux qui caractérisent la production graphique de la période pré-futuriste de Boccioni, tels que les paysages industriels ou la banlieue ouvrière milanaise remplie de cheminées et d'usines.
Rien d'étonnant cependant à ce que deux amis qui se retrouvent pratiquement tous les jours traitent les mêmes sujets, d'autant qu'à cette époque, Milan était le point d'ancrage de la grande industrie naissante. Cela explique les chantiers en banlieue, les vues de paysages industriels, les modestes cités ouvrières, la ville endormie sous la garde attentive des cheminées. Sans oublier, parallèlement, l'atmosphère politique de l'époque, pleine de revendications, oscillant entre le socialisme et l'anarchie...
Assez représentatives de cette période, les eaux-fortes de Russolo Toits, Matin en banlieue, Banlieue-Travail, La ville endormie, ñ même si dans cette dernière subsistent encore quelques réminiscences symbolistes. Nous retrouverons le même sujet dans ses tableaux Eclairs et Banlieue-Travail, exécutés entre 1909 et 1910.
Si nous comparons à présent ces eaux-fortes avec le tableau de Boccioni Ateliers à Porta Romana de la même année, nous y trouvons des affinités surprenantes, aussi bien dans la coupe en perspective de la scène que dans la vision aérienne du paysage ; il en est de même pour son célèbre Autoportrait aujourdíhui à la pinacothèque de Brera.
Autre coïncidence frappante entre l'eau-forte Parfum (qui ne ressemble pas au tableau du même nom de 1909, aujourdíhui dans la collection H. L. Winston de Birmingham, USA) et le tableau de Boccioni Etude de tête de femme, de la même année. Dans l'une comme dans l'autre, on perçoit dans leur dessin curviligne et ondoyant des réminiscences de Previati : un artiste que tous deux aimaient et respectaient. A tel point que l'on retrouve ces rappels de style également dans l'eau-forte de Russolo Chevelure, dont le thème sera repris dans la toile intitulée Les cheveux de Tina (faisant aujourdíhui partie de la collection Tarello de Gênes).
On retrouve encore des rapprochements avec Boccioni dans la série des portraits de sa mère qui reprennent les mêmes thèmes que les dessins de son ami : La mère à la fenêtre, La mère cousant, La mère qui lit. Les différences résident dans les techniques de réalisation : dans les dessins de Boccioni le trait est plus sec, plus propre, plus nerveux que dans les eaux-fortes de Russolo où le trait est presque effacé au profit du jeu exaspéré du clair-obscur faisant ressortir certains effets de la chalcographie et de la morsure des acides. Rien díétonnant, donc, à ces thèmes communs lorsque l'on pense à la présence constante du thème de la mère dans l'iconographie des arts visuels de tous les temps, à l'unicité idéale du groupe futuriste, à leurs rencontres quotidiennes et à leurs échanges de vues et d'expériences dans un combat commun.
Les úuvres de Russolo de la période nettement futuriste sont au nombre de deux et rappellent les thèmes des tableaux qui ont le même titre : Mouvements simultanés d'une femme et Une, trois têtes. A propos de cette dernière, précisons que pendant longtemps on a cru que l'ensemble de la production graphique de Russolo se composait de quarante gravures dont les héritiers détenaient les quarante plaques, (aujourd'hui en dépôt à la Fondation Russolo-Pratella de Varese), jusqu'à ce qu'on retrouve une lettre de Russolo datée de 1929 et envoyée de Paris à sa femme, où il fait allusion à l'eau-forte Une, trois têtes dont il avait tracé lui-même une esquisse. On ne trouve malheureusement aucune trace de cette úuvre dans les archives, ni copie, ni plaque.
Le reste de sa production graphique composée de petits paysages champêtres, d'études de corps etc... ne mérite pas, à mon sens, une description détaillée, vue leur ressemblance avec tant d'oeuvres de líépoque et malgré leurs indéniables qualités techniques.

Dans les souvenirs personnels qu'il retrace dans l'article de 1933 déjà cité, Russolo raconte :
"Un soir devant une grande affiche qui annonçait une manifestation futuriste, nous commentions avec admiration, Boccioni et moi, líaction audacieuse que Marinetti menait dans le domaine de la littérature. Boccioni dit alors : ìIl nous faudrait quelque chose de semblable en peinture...î. Quelques jours plus tard, ayant fait personnellement la connaissance de Marinetti, nous lui fîmes part de notre désir d'une action identique à celle qu'il menait en littérature et en poésie, mais dans le domaine de la peinture. Marinetti, avec l'enthousiasme qui le distingue, non seulement approuva l'idée mais nous incita à écrire, aussi vite que possible, nos idées sur la peinture, s'engageant à les publier et à les lancer. Ainsi naquit le Manifeste des peintres futuristes..."
A partir de ce moment-là, Russolo participe à líaventure futuriste et signe avec Boccioni, Carrà, Balla et Severini les manifestes concernant la peinture, tout comme il prendra part aux soirées et aux expositions de groupe en Italie et à l'étranger.
Pour lui, le moment est décisif, une extraordinaire vivacité le fait passer des recherches picturales à des recherches musicales : il franchira le pas en 1913. Le détonateur est sans doute sa curiosité intellectuelle qui déjà en peinture le faisait osciller entre les propositions Boccioniennes du dynamisme plastique et celles de la simultanéité de Balla. Sa production picturale pendant ces années d'engagement futuriste n'est pas aussi abondante que celle de ses confrères. Elle alterne entre ces deux techniques de compositions comme s'il cherchait sa propre identité artistique indépendamment de toute influence intellectuelle. Ou peut-être est-ce là la preuve d'un état émotionnel inconscient qui ne se satisfait que dans une continuelle recherche de solutions à apporter à des problèmes toujours nouveaux.
Ainsi les justifications psychologiques que nous pouvons trouver chez Pratella quant à son adhésion au futurisme ne sont pas valables pour Russolo. Sa vocation musicale lui vient de loin et ne naît pas subitement par hasard.
Même si Russolo écrit son fameux manifeste L'Art des Bruits deux jours après les débuts de Pratella au Costanzi de Rome, il se sent obligé de préciser en conclusion :
"Je ne suis pas un musicien professionnel, je n'ai donc pas de préférence acoustique ni d'úuvre à défendre. Je suis un peintre futuriste qui projette hors de lui-même, dans un art profondément aimé et étudié, sa volonté de tout renouveler. C'est pourquoi, bien plus téméraire que ne pourrait l'être un musicien professionnel, peu soucieux de mon apparente incompétence, et convaincu que l'audace a tous les droits et toutes les possibilités, j'ai pu pressentir le grand renouveau de la musique grâce à l'Art des Bruits..."

Il n'y avait donc en lui ni rancúur, ni revanche à prendre mais une véritable passion révolutionnaire pour le renouveau en général de la culture, et le fait de ne pas être un musicien professionnel directement impliqué dans les problématiques lui permettait d'avancer en toute liberté des théories et des propos qu'aucun musicien professionnel n'aurait osé affirmer de façon aussi radicale. Il vivait déjà dans la réalité futuriste, il en partageait les sources díinspiration et c'est pourquoi il s'attacha avec une lucidité critique à bouleverser radicalement les principes mêmes sur lesquels s'appuyait la vie musicale...
Bien qu'il fut sollicité de toutes parts, le problème qu'il soulevait dans ce manifeste n'était certes pas des plus simples à résoudre : abattre le mur qui séparait le monde des sons précis et exacts, du monde imparfait et indéfini des bruits, en parfaite symbiose avec la poétique Marinettienne du machinisme et avec une conscience accrue du phénomène croissant de l'industrialisation, tout cela l'amena à écrire :
"Aujourd'hui l'art musical est de plus en plus compliqué, recherchant les amalgames de sons les plus dissonants, les plus étranges et les plus stridents pour líoreille. Nous nous rapprochons de plus en plus du ìson-bruitî. Cette évolution de la musique se fait parallèlement à la multiplication des machines qui travaillent avec l'homme et qui ont engendré tellement de variétés et de foisonnements de bruits que le son pur, dans son exiguïté et sa monotonie ne suscite plus d'émotion..."

Il constatait également :
"Nous ne pouvons voir cet énorme déploiement de forces que représente un orchestre moderne sans éprouver la plus profonde déception face à ses médiocres résultats acoustiques... Parallèlement nous éprouvons une sorte de dégoût devant la monotonie de nos sensations et la stupide commotion religieuse de ceux qui écoutent, boudhiquement ivres de répéter pour la millième fois leur extase plus ou moins snob et inspirée... On ne peut pourtant pas rétorquer que le bruit ne peut être que trop fort ou désagréable à líoreille. Pour nous convaincre de la variété surprenante des bruits, il suffit de penser au grondement du tonnerre, au sifflement du vent, au crépitement díune cascade, au gargouillement díun ruisseau, au bruissement des feuilles, au trot díun cheval qui s'éloigne, aux soubresauts caracolant d'une charrette sur le pavé et à la respiration ample, solennelle et blanche d'une ville la nuit..."
C'est pourquoi il nous proposait de traverser une grande capitale moderne en ouvrant plus grand les oreilles que les yeux afin de nous imprégner "des remous d'air et de gaz dans les tubes métalliques, des grognements des moteurs qui soufflent et qui palpitent, tels des êtres humains, du battement des soupapes, du va-et-vient des pistons, des hurlements des scies électriques, des rebonds du tram sur les rails, du claquement du fouet, de celui des rideaux ou des drapeaux, du vacarme des rideaux métalliques des magasins, des portes qui claquent, du bourdonnement et du piétinement de la foule, des différents bruits des voies ferrées, des filatures, des imprimeries, des centrales électriques et des chemins de fer souterrains",... sans oublier les tout nouveaux bruits de la guerre moderne dont les nuages se concentraient alors sur líEurope...
Il concluait ainsi : "Nous voulons accorder et régler harmoniquement et rythmiquement ces bruits extrêmement variés. Nous sommes donc certains qu'en choisissant, en coordonnant et en dominant tous les bruits nous enrichirons les hommes d'une volupté nouvelle et insoupçonnée..." Russolo n'exaltait pas la machine comme le fit Marinetti et d'autres poètes futuristes, il magnifiait son utilité, allant même jusqu'à la mettre au service de la musique. En évitant des élucubrations théoriques compliquées et sans moyens termes, il proposait de résoudre le sempiternel problème de l'inadéquation des instruments musicaux traditionnels, en enrichissant la masse orchestrale grâce à la coordination et à l'harmonisation des bruits naturels et industriels et ce, afin D'ÉPROUVER UN JOUR PLUS DE PLAISIR, ñ ...plus de plaisir "dans des arrangements de bruits de trams, de moteurs à explosion, de calèches, de foules vociférantes qu'à réécouter par exemple, l'Héroïque ou la Pastorale."
Tout en connaissant bien les limites du goût de Marinetti en matière de musique, l'entrée en scène du ìpeintreî Russolo avec ses propositions risquait d'affaiblir celles de Pratella à qui avait été confié le sort de la musique futuriste. Cela mit Marinetti dans líembarras au point que Russolo se sentit obligé d'instituer pour L'Art des Bruits une cellule particulière au sein du mouvement futuriste. Ainsi l'art des bruits fut-il présenté comme la ìpetite súurî de la musique elle-même, provoquant une équivoque qui ne profitera ni à l'une ni à l'autre. C'était cependant en parfaite logique avec ce que pensait Pratella lorsqu'il disait : "L'Art des Bruits ne doit pas se considérer à proprement parler comme une forme évolutive de la musique, mais plutôt comme une véritable súur indépendante de la musique-même, toutes deux engendrées par des sensations acoustiques. Tout comme peinture et sculpture sont deux súurs identiques et indépendantes, toutes deux engendrées par des sensations visuelles. Une telle distinction est fondamentale et absolument indispensable pour une parfaite compréhension de la nouvelle donnée esthétique découverte par Luigi Russolo..."
Signe évident que Pratella considérait la présence de Russolo comme une ingérence arbitraire de la part d'un non-professionnel étranger aux problématiques musicales. Mais Marinetti ne manqua pas de remarquer la charge révolutionnaire contenue dans les propositions de Russolo qui, par la suite, síavéreront ñ non pas seulement le ìballon d'essaiî dont les futuristes nous avaient parfois réjouis ñ mais bien les seules à avoir matérialisé l'idéologie futuriste au point díatteindre un idéal : celui díun homme entièrement neuf qui "après síêtre forgé des yeux futuristes s'était forgé également des oreilles futuristes..."
En toute logique, le manifeste de Russolo poursuivait ainsi : "Ce ne sera pas seulement par une succession de bruits imitant la vie mais au moyen d'une fantastique association de ces différents timbres et de ces différents rythmes que le nouvel orchestre offrira les sensations sonores les plus complexes et les plus nouvelles. Chaque bruit ayant dans ses vibrations irrégulières un ton général prédominant, on obtiendra, dans la construction des instruments qui líimiteront, une variété suffisamment étendue de tons, de demi-tons et de quarts de tons. Cette variété de tons n'enlèvera pas à chacun des bruits les caractéristiques de son timbre mais en amplifiera seulement sa texture et son extension."
De la théorie à la pratique, il s'agissait donc de technique mécanique et en effet Russolo affirmait : "La mécanique rendait évidemment possible la multiplication des timbres des sons (si limités) en reproduisant et en orchestrant les timbres (si nombreux) des bruits. Il s'agissait de rechercher et d'obtenir des moyens variés et multiples pour faire vibrer des corps : et ces moyens devaient être différents de ceux utilisés pour obtenir des sons connus, puisqu'il síagissait de produire des combinaisons nouvelles de sons harmoniques, variées et complexes. Les mille façons dont le bruit est produit dans la nature, dans la vie, et surtout avec les machines, offraient un vaste champ d'investigations sur les différentes façons de produire les vibrations de bruits. Mais il ne suffisait pas de traduire cela mécaniquement, il fallait les traduire de façon à rendre possible les variations de tons et de demi-tons ainsi que tous les passages enharmoniques que les autres instruments musicaux ne peuvent reproduire et que nous trouvons si souvent dans les bruits de la nature et de la vie."

Russolo, après avoir remarqué que... :
"chaque bruit ayant dans ses vibrations irrégulières un ton général prédominant, on obtiendra dans la construction des instruments qui l'imitent, une variété suffisamment étendue de tons, demi-tons et quarts de tons... Les difficultés pratiques pour la construction des instruments importent peu. Une fois trouvé le principe mécanique qui produit le bruit, on pourra en transformer le ton en se basant sur les lois générales de l'acoustique. On procédera par exemple en diminuant ou en augmentant la vitesse si l'instrument a un mouvement rotatif, et en modifiant la grandeur ou la tension des parties sonores si l'instrument nía pas de mouvement rotatif... Ce ne sera pas par une succession de bruits imitant la vie mais par une fantastique association de ces timbres nouveaux et de ces rythmes variés que le nouvel orchestre obtiendra les émotions sonores les plus complexes et les plus nouvelles."
...n'eut pas à attendre longtemps líapprobation de Pratella et s'attacha presque tout de suite, avec l'aide de son ami Ugo Piatti, à la construction de ces instruments qui prendront le nom de Bruiteurs.